Entretien avec A., 5 avril 2022

Le changement dans la situation militaire et le retrait des troupes russes de la région de Kiev ont-ils un impact sur les relations entre le gouvernement et les groupes de droite ?

Je pense que pour l’instant les détails de ces relations sont masquées par le « brouillard » de la guerre, et je demeure sceptique quant à la possibilité pour ces groupes de droite de faire usage de leur puissance après la guerre. L’Ukraine ne communique pas sur ses pertes, et comme les groupes de droite sont impliqués dans certains des combats les plus intenses, on ne sait tout simplement pas à quel point ils sont encore opérationnels. Mais le fait que le gouvernement ukrainien puisse peindre la guerre comme une victoire signifie de toute façon davantage d’armes pour ces groupes et la croissance du sentiment nationaliste à travers le pays. Le gouvernement pourra imposer plus facilement la normalité dans l’Ouest, à présent, et les milices de droite locales vont poursuivre leurs attaques.

Qu’en est-il des lois interdisant certains partis politiques « pro-russes » ? Touchent-elles aussi d’autres organisations ?

Les seuls partis qui ont été visés jusqu’à présent sont des partis ouvertement « pro-russes » qui répétaient les propos du Kremlin et qui appelaient à la capitulation de l’Ukraine. Plusieurs organisations de gauche ont été menacées de mesures similaires, soit officiellement par l’État, soit par le public, depuis au moins huit ans maintenant. Tout sentiment contre l’État ukrainien dans cette « période dangereuse » est généralement vu comme pro-russe et facilement étouffé. Je pense que ce n’est qu’une question de temps avant que ces mesures « de guerre » ne soient dirigées contre les radicaux et les syndicats. L’Ukraine n’ayant pas vraiment de parti « social-démocrate », ceux qui tentent de dépeindre les partis « pro-russes » comme étant de gauche dans tous les sens du terme mentent, tout simplement.

Et la loi sur le travail, permettant de pousser la semaine de travail jusqu’à 60 heures au lieu de 40 et facilitant les licenciements ? Est-elle passée et appliquée ?

La loi est passée, mais son application est assez limitée jusqu’à maintenant, que je sache. Les réfugiés ont du mal à trouver du travail, et il est clair que les gens sont prêts à travailler 60 heures s’il le faut. L’essentiel de cette loi a pour but de formaliser des pratiques répandues dans l’Est, où la plupart des gens ont simplement quitté leur travail et ont vu leurs appartements et leurs bureaux détruits. Mais elle sera à coup sûr utilisée dans des régions non directement affectées par les combats, car le gouvernement essaie de motiver les gens à « reconstruire l’économie ».

Y a-t-il eu des lois analogues par le passé ou cette loi est-elle la marque du gouvernement Zelensky ?

Je n’ai pas entendu parler de lois similaires proposées par le passé. En Ukraine, la limite légale de l’exploitation n’est jamais appliquée en pratique, à cause par exemple de la prolifération de contrats informels. Vouloir attirer les investisseurs, réduire le coût du travail et diminuer les dépenses publiques n’est pas spécifique à la nouvelle équipe Zelensky, bien sûr. À cet égard, les gouvernements ukrainiens successifs sont vraiment tous les mêmes, et sont surtout guidés par les conditions de crédit toujours plus dures du FMI.

La « thérapie de choc » des années 1990 a conduit à une forte concentration du capital en Ukraine. Y a-t-il, depuis 2014, un changement de la structure économique, par exemple davantage de liens avec l’Occident ?

Les années 1990 ont entraîné une forte concentration du capital, c’est vrai, avec la formation d’entreprises gigantesques qui avaient le monopole de certaines industries. Une partie de ce phénomène s’est produit parce que les usines et la terre ont été privatisées et éclatées, chaque travailleur en recevant une infime part. Ces parts ont ensuite été achetées à bas prix par des banques et des holdings, souvent avec l’aide de capitaux étrangers. Les travailleurs n’avaient le plus souvent pas d’autre choix que de vendre : ils avaient besoin d’argent et on ne leur payait ni dividendes ni salaires. Ceux qui avaient un peu d’influence dans les secteurs socialistes existants ont préservé cette influence et l’ont transformée en propriété. La privatisation de la terre a entraîné des consolidations comparables, même si les étrangers ne pouvaient pas légalement acheter de la terre ukrainienne jusqu’à récemment, mais seulement la louer.

Je ne crois pas que l’influence « pro-occidentale » ait beaucoup modifié cette situation, dans la mesure où une forte intégration verticale est extrêmement utile au capital. L’Ukraine a mis fin à une partie du commerce avec la Russie après 2014 (même s’il se poursuit, bien sûr), mais ça ne signifiait rien d’autre que la nécessité, pour les usines, de se moderniser pour être en mesure de soutenir la concurrence sur les marchés européens ; il n’y a pas de « démocratisation » imminente. C’est tout simplement la poursuite de la tendance post-années 1990, avec des entreprises faisant faillite car elles n’étaient pas compétitives sur les marchés internationaux. L’essentiel de l’est de l’Ukraine a connu une chute drastique des salaires réels après la perte du gigantesque marché russe, et les investissements étrangers ont été limités à quelques secteurs, tandis que les employés publics voyaient leurs revenus stagner.

La véritable influence occidentale s’observe en fait dans les centaines de milliers d’émigrants qui sont partis en UE pour des emplois saisonniers aux conditions misérables, renvoyant leurs salaires au pays.

On parle beaucoup ici des difficultés de l’agriculture ukrainienne et on peut lire des propos de patrons réclamant le recours au « travail forcé ». À quel point la guerre a-t-elle changé la situation économique ?

Quiconque s’inscrit pour recevoir l’aide de l’État accepte de travailler pour des « projets d’utilité publique », mais je n’ai rien vu de tel se produire pour l’instant. Les gens, pour la plupart, travaillent dans la logistique et les entrepôts, et il n’y a de façon générale pas beaucoup de travail. Je suis sûr que les patrons dans l’agriculture pourront trouver des travailleurs prêts à l’esclavage pour des salaires misérables. Il est vraiment difficile d’évaluer la situation en ce moment mais, d’après ce que j’ai entendu, même dans les régions où les combats sont en cours, on trouve de la main-d’œuvre saisonnière à bas coût. Parmi les séquelles inévitables de cette guerre, la (re)construction impliquera aussi, de toute façon, beaucoup de travail non – qualifié.

As-tu quelque chose à ajouter à propos des pillages, des désertions, du refus de la conscription en Ukraine, ou autre ?

Malheureusement, je n’ai pas vu passer de nouveaux développements en ce qui concerne les pillages ou la désertion. Il y a de plus en plus d’échos de désertions du côté russe, et les sabotages biélorusses sont enthousiasmants, mais l’atmosphère générale est assez morose. Quelques activistes de gauche qui essayaient d’aider des réfugiés ont été attaqués par des nazis, et les autres glorifient la violence en cours en chantant les louanges des drones et des missiles antitanks.